Connaissance de soi
Les mots de la spiritualité
par Enzo Bianchi
Sans vie intérieure, sans effort de connaissance de soi, la vie spirituelle chrétienne et même la prière ne seront pas possibles
L'un des éléments qui distinguent le mieux la spiritualité chrétienne a toujours été l'attention à la dimension de l'intériorité: la sainteté ne consiste pas en un ensemble de prestations, aussi bonnes, saintes et héroïques soient-elles, mais elle se situe sur le plan de l'être et elle tend à conformer toute notre personne à Christ. Cela signifie que suivre le Christ exige de ne jamais séparer l'humain du spirituel et d'accompagner toujours le mouvement de connaissance du Seigneur par un mouvement parallèle de connaissance de soi. C'est là un thème qui traverse toute la tradition chrétienne. Cette dernière n'a pas hésité, en effet, à reprendre et à reformuler dans ses propres termes l'inscription figurant sur le fronton du temple d'Apollon à Delphes: «Connais-toi toi-même!» Ainsi Origène et les Cappadociens, Ambroise et Augustin, Grégoire le Grand, Guillaume de Saint-Thierry et Bernard, les pères Chartreux et Victorins, ont repris et approfondi le sens de ce mouvement essentiel à l'homme pour lui permettre de s'humaniser («Une vie qui ne s'interroge pas sur soi-même n'est pas digne d'être vécue par un homme», Platon) et au chrétien pour lui permettre de commencer avec authenticité sa sequela Christi (le reniement de soi auquel appelle le Christ doit pouvoir se réaliser dans la liberté et par amour, et cela implique la connaissance de soi). Sans vie intérieure, sans effort de connaissance de soi, la vie spirituelle chrétienne et même la prière ne seront pas possibles.
On assiste malheureusement aujourd'hui à une séparation déplorable entre l’Église et la vie spirituelle, entre l’Église et la vie intérieure; et c'est un élément de crise bien plus grave que celui «numérico-quantitatif», parce qu'il indique que l’Église a démissionné de sa tâche d'initiation tant à la vie qu'à la vie selon l'Esprit. On ne peut par ailleurs pas taire que l'attention prêtée aujourd'hui au «moi» et aux exigences de la subjectivité présente de nombreuses ambiguïtés. On observe des comportements comme le narcissisme culturel («Quand la richesse est plus prisée que la sagesse, quand la notoriété est plus admirée que la dignité et quand le succès est plus important que le respect de soi, cela veut dire que la culture même surévalue l'image, et qu'elle doit être considérée comme narcissique», Alexander Lowen), comme la pornographie de l'âme (l’exhibitionnisme de l'intimité, la disparition de la pudeur lorsque l'on donne en pâture à des millions de téléspectateurs des confessions personnelles ou des problèmes familiaux), comme la compression de l'individualité par la culture technologique (qui, pour un travail déjà programmé, ne s'intéresse qu'à obtenir un exécuteur fonctionnel) qui provoque l'hypertrophie du moi dans les autres domaines existentiels. Tous ces éléments rendent le discours sur la connaissance de soi, d'une part prudent, et d'autre part urgent. Il en va en effet de la liberté de l'homme! N'est vraiment libre que celui se connaît soi-même, parce qu'il parvient à entretenir un rapport équilibré avec la réalité et avec les autres et à découvrir des motifs d'espérance et de confiance dans le futur.
Le processus de la connaissance de soi consiste en la réponse à un appel: l'appel qui se fait entendre en nous, par exemple, quand nous éprouvons le besoin de rester seuls un peu de temps, pour réfléchir et penser, pour «se sortir» du quotidien dont la répétitivité risque de nous abrutir ou dont les rythmes exaspérés risquent de nous renverser. Il s'agit de l'appel à accomplir un exode vers l'intériorité, un voyage à l'intérieur de soi-même, un voyage dont le déroulement est fait de questions que l'on se pose, en s'interrogeant soi-même (Qui suis-je? D'où est-ce que je viens? Où vais-je? Quel est le sens de ce que je fais? Qui sont les autres pour moi?...), en réfléchissant, en pensant, en élaborant intérieurement ce que l'on vit au-dehors. Ce n'est que de cette manière, à travers l'intériorisation, que l'on devient sujet de sa propre vie et que l'on ne se laisse pas simplement vivre. Assurément, ce chemin dans notre intériorité, cette descente dans notre cœur sont très fatiguants et douloureux: normalement, nous les repoussons, nous en avons peur, parce que nous craignons ce qui peut émerger de nous, ce qui peut être dévoilé de nous. Nietzsche a parlé de la grande douleur dont se sert la vérité, quand elle veut se dévoiler à l'homme.
La connaissance de soi exige l'attention et la vigilance intérieure, cette capacité de concentration et d'écoute du silence qui aide l'homme à retrouver l'essentiel grâce, aussi, à la solitude. On parvient alors à habitare secum, à habiter notre propre vie intérieure, et on consent à ce que notre vérité intérieure se déploie en nous: c'est alors que la connaissance de nous-mêmes devient aussi connaissance des limites, des négativités, des lacunes qui font partie de nous et que nous tendons normalement à refouler pour ne pas avoir à les reconnaître. La connaissance de notre propre misère, accompagnée de la connaissance de Dieu, peut alors devenir une expérience de la grâce, de la miséricorde, du pardon, de l'amour de Dieu. Ce que l'on connaissait auparavant par ouï-dire devient alors une expérience personnelle. Mais il s'agit de ne jamais séparer ces deux moments de l'itinéraire spirituel: la connaissance de soi et la connaissance de Dieu. En effet, la connaissance de soi sans la connaissance de Dieu engendre la désespérance, et la connaissance de Dieu sans la connaissance de soi produit la présomption.
Tiré de ENZO BIANCHI, Les mots de la vie intérieure , Paris, Cerf, 2000.